Nous avions quitté Gabriela Mistral la semaine dernière alors qu’elle partait faire des conférences de par monde. Finalement elle est nommée consul honoraire du Chili à Naples. C’est en 1945 qu’on lui attribue le prix Nobel (le premier donné à une écrivaine de langue espagnole) et en 1951 elle reçut le Prix national de Littérature du Chili. Elle poursuit de pair sa carrière diplomatique, la poésie, et ses nombreux voyages jusqu’à sa mort en 1957 à New York. Selon son désir ses restes furent amenés au Chili. Certaines de ses œuvres inédites furent publiées après sa mort.
Alors, et comme le dit Angèle Paoli (ici, sur Terres de femmes):
“La
poésie de Gabriela
Mistral
est malheureusement quasi inaccessible aux non-hispanisants, compte
tenu de la rareté – du moins en France – des
traductions de ses recueils poétiques, publiées pour la plupart en
1946, au lendemain de son Prix Nobel (et non rééditées depuis),
hors une anthologie poétique parue en 1989 à l'occasion du centième
anniversaire de sa naissance (D’amour
et de désolation,
Orphée/La Différence). Cette anthologie a été rééditée en
2012.”
Je ne vous mets qu’un seul poème aujourd’hui car il est long, mais vous en traduirai des vers variés la semaine prochaine. Prenez votre temps...
Pour comprendre ce poème, le plus connu sans doute des francophones, il vous faut savoir ceci: le Chili vécut, au milieu du XIXºs, ce qu’ils appellent une colonisation sélective. Le gouvernement avait ouvert ses frontières pour recevoir des étrangers, catholiques, qui avaient eu une éducation secondaire. C’est ainsi qu’arrivèrent des Allemands, qui imposèrent plus ou moins leur langue et leurs coutumes dans les zones où ils habitaient. Gabriela élève la voix devant la transformation de son paysage affectif, devant l’étrangeté d’un espace qui commençait à perdre son identité.
DÉSOLATION
La
brume épaisse, éternelle, pour me faire oublier où
m’a
rejetée la mer dans son flot saumâtre.
La terre où j'ai
abordé n'a pas de printemps :
sa nuit sans fin me couvre
comme une mère.
Autour de mon logis, le vent fait sa
ronde de sanglots
et de hurlements et, tel un fil de cristal,
brise mon cri.
Sur la plaine blanche, à l'horizon sans fin,
je
regarde mourir d'immenses couchants douloureux.
Qui pourra
appeler celle qui est venue jusqu'ici,
puisque seuls les morts
sont allés plus loin ?
Ils regardent une mer muette et
glacée
s'allonger entre leurs bras et les bras chéris.
Les
bateaux dont les voiles blanchissent le port
viennent de terres
où ne sont pas les miens ;
leurs hommes aux yeux clairs ne
connaissent pas mes fleuves,
et n'apportent que des fruits
pâles, qui n'ont pas la lumière de mes vergers.
La
question qui monte à ma gorge
lorsque je les vois passer,
retombe, accablée :
ils parlent des langues étrangères,
non l'émouvante
langue que, sur des terres dorées, chante ma
pauvre mère.
Je regarde tomber la neige comme poussière
dans la tombe ;
je regarde s'épaissir le brouillard comme
l'agonisant,
pour ne pas tomber dans la folie, je ne compte pas
les instants ;
la longue
nuit
ne fait que commencer.
Je contemple la plaine figée et en
recueille le deuil,
car je suis venue voir les paysages de
mort.
La neige est le visage qui regarde à travers mes
vitres,
sa blancheur descend sans trêve des cieux.
Toujours
elle, silencieuse, ainsi que le vaste
regard de Dieu sur moi,
toujours ses jasmins sur mon toit ;
toujours, tel le destin
égal, présent,
elle viendra me couvrir, terrible, extasiée.
Gabriela Mistral, Poèmes choisis, Éditions Stock. Traduction de Mathilde Pomès. (Trouvé sur le même site :“Terres de femmes”
La bruma espesa, eterna, para que olvide dónde
me ha arrojado la mar en su ola de salmuera.
La tierra a la que vine no tiene primavera:
tiene su noche larga que cual madre me esconde.
El viento hace a mi casa su ronda de sollozos
y de alarido, y quiebra, como un cristal, mi grito.
Y en la llanura blanca, de horizonte infinito,
miro morir intensos ocasos dolorosos.
¿A quién podrá llamar la que hasta aquí ha venido
si más lejos que ella sólo fueron los muertos?
¡Tan sólo ellos contemplan un mar callado y yerto
crecer entre sus brazos y los brazos queridos!
Los barcos cuyas velas blanquean en el puerto
vienen de tierras donde no están los que no son míos;
sus hombres de ojos claros no conocen mis ríos
y traen frutos pálidos, sin la luz de mis huertos.
Y la interrogación que sube a mi garganta
al mirarlos pasar, me desciende, vencida:
hablan extrañas lenguas y no la conmovida
lengua que en tierras de oro mi pobre madre canta.
Miro bajar la nieve como el polvo en la huesa;
miro crecer la niebla como el agonizante,
y por no enloquecer no encuentro los instantes,
porque la noche larga ahora tan solo empieza.
Miro el llano extasiado y recojo su duelo,
que viene para ver los paisajes mortales.
La nieve es el semblante que asoma a mis cristales:
¡siempre será su albura bajando de los cielos!
Siempre ella, silenciosa, como la gran mirada
de Dios sobre mí; siempre su azahar sobre mi casa;
siempre, como el destino que ni mengua ni pasa,
descenderá a cubrirme, terrible y extasiada.
je ne comprends pas pourquoi ça la désole tellement (et pourtant j'ai peu de sympathie pour les Allemands ;-))
RépondreSupprimerSi je transpose, je me désole moi aussi de voir les Pizza Hut et les MacDo envahir la vieille ville de Palma. Je me désole de voir 2 des 3 marchés traditionnels de la ville devenir des endroits, pas espagnols pour un sou, où on va manger des sushis et boire un cava ... Alors je crois la comprendre en partie.
SupprimerQuelle tristesse pèse sur ce poème hanté par la mort ! Cela fait frissonner.
RépondreSupprimerTu as raison. Ses premières œuvres: Sonetos de la muerte (1915)et
SupprimerDesolación (1922) sont hantées par la mort.
Le ton général change (souvent) après. Tu en verras d'autres exemples.
Un poème de désolation et de deuils,"hanté par la mort".
RépondreSupprimerAbsolument, et ce, comme je l'écris à Tania, au moment où elle était fort jeune.
Supprimerje ne connaissais pas cette histoire de colonisation sélective c'est assez effrayant, cela mettait les habitants en quasi état d'infériorité non ?
RépondreSupprimerTout à fait, surtout dans les montagnes et villages reculés là où l'éducation n'était pas arrivée !!
SupprimerJ'aimerais beaucoup lire, je le trouverai je crois, "Lectures pour femmes destinées à l'enseignement de la langue".
C'est très triste et je comprends sa désolation devant ce genre de transformation. Une partie d'elle devait se sentir complètement lésée.
RépondreSupprimerOui, voir les traditions, la langue, les rites reculer devait être, a toujours été, très douloureux.
SupprimerBonne journée Aifelle.
J'aime beaucoup. C'est très intense, on sent sa douleur. Merci de l'avoir traduit pour nous.
RépondreSupprimerEn effet, c'est intense, avec la nature et sa mère en toile de fond, comme très souvent dans sa poésie.
SupprimerPar contre, cette fois-ci, ce n'est pas moi qui ai réalisé la traduction.
Bonne journée Marie.
Pas trop de courage pour lire la tristesse ces jours ci et pourtant, je ne peux pas passer à côté de cette poésie sans entendre cette souffrance.
RépondreSupprimerIl est curieux de constater que la mort "passe" mieux, ou semble moins pénible dans les romans qu'en poésie. Comme si la poésie devait être douce et aimable par essence, tu ne trouves pas ?
SupprimerA priori on pourrait pense que c'est une forme de racisme mais expliqué comme tu le fais à Adrienne, cela se comprend très bien ! Certains des quartiers de ma ville sont transformés aussi et oui, cela me gêne beaucoup.
RépondreSupprimerEst-ce que tu es traductrice professionnelle ? Je veux dire est-ce ton métier ?
Ah, non, j'étais dans l'enseignement. Ça fait 16 ans maintenant que je traduis des poèmes, pour le plaisir, pour faire circuler ce genre littéraire qui voyage mal. En général je prends des auteurs sud-américains inconnus ou presque en France-Belgique...
SupprimerJe mesure notre chance de découvrir ces poèmes grâce à ta traduction. Merci infiniment Colo !
RépondreSupprimerOui, beaucoup de tristesse, Gabriela est atteinte au plus profond de son être. C'est vrai que cela pourrait passer pour du racisme, mais comme tu l'expliques, c'est assez compréhensible. En fait tout est une question de respect mutuel...
Belle journée à toi et mille mercis renouvelés ! Bises.
Avec vraiment grand plaisir Claudie !
SupprimerBon début de semaine, on se retrouve bien vite. Un beso.
Quelle tristesse se dégage de ce poème. Le constat de la vie qui change , de la vie qui va , qui s'en va..Ainsi va hélas la vie sur terre, et c'est admirablement et tristement exprimé.
RépondreSupprimerBuen dia COlo
Paco
En fait elle décrit là les paysages du sud du Chili, arides, froids...
SupprimerC'est un très beau poème, poignant, oui.
Buen fin de día Paco.