Nous
poursuivons donc avec Roberto Juarroz. Né dans la Pampa Humide Argentine en 1925, il
est mort à Buenos Aires
en 1995.
Très lié à la France
où il étudia la Philosophie et les Lettres à la Sorbonne, sa
“Poésie verticale”, œuvre de sa vie entière, est publiée
d'abord en France.
J'ai
choisi et traduit deux poèmes de lui aujourd'hui, avec une
explication tirée de la dernière interview qu'il avait donnée en
1993.
Seguimos
con Roberto Juarroz. Nacido en la Pampa húmeda Argentina en 1925,
murió en Buenos Aires en 1995. Muy ligado a Francia donde estudió
Filosofía y Letras en La Sorbona, su “Poesía Vertical”, es la obra de toda
su vida, y fue publicada primero en Francia.
Elegí
dos poemas, con una explicación sacada de la última entrevista que
dió en 1993.
Ce billet est un peu long, prenez votre temps...
Esta entrada es un poca larga, tomad vuestro tiempo...
"C'est
toujours un instant, un instant de plénitude, qui nous signale ou
nous situe avec les yeux ouverts dans la réalité la plus libre, la
plus illimitée.
(...) la poésie est justement la voie pour exprimer l’ineffable. Dans le poème il se peut qu'il reste quelques morceaux, fragments qui parfois nous transmettent des messages inattendus. Ceci se rattache à ce que disait Rimbaud pour qui le poète n'est pas un prophète, dans le sens de quelqu’un qui anticipe les choses, mais celui qui cultive la vision verbale qui l'amène un peu plus loin, habituée à ce que le regard devienne "vision". C'est ici qu'entre en jeux le rôle fondamental de l’imagination qui découvre des ressorts insoupçonnables entre les choses.
J'ai la sensation qu'on s'est méfié de la présence de l'intelligence et de la raison dans le poème et je pense que c'est une erreur. Je pense que l'intellect joue intensément dans l'écriture. Le poème n'est pas un délire plus ou moins modelé par des recherches capricieuses.(..)"
(...) la poésie est justement la voie pour exprimer l’ineffable. Dans le poème il se peut qu'il reste quelques morceaux, fragments qui parfois nous transmettent des messages inattendus. Ceci se rattache à ce que disait Rimbaud pour qui le poète n'est pas un prophète, dans le sens de quelqu’un qui anticipe les choses, mais celui qui cultive la vision verbale qui l'amène un peu plus loin, habituée à ce que le regard devienne "vision". C'est ici qu'entre en jeux le rôle fondamental de l’imagination qui découvre des ressorts insoupçonnables entre les choses.
J'ai la sensation qu'on s'est méfié de la présence de l'intelligence et de la raison dans le poème et je pense que c'est une erreur. Je pense que l'intellect joue intensément dans l'écriture. Le poème n'est pas un délire plus ou moins modelé par des recherches capricieuses.(..)"
"Siempre es un instante, un instante de plenitud, lo que nos señala o nos sitúa con los ojos abiertos en la realidad más suelta, más ilimitada. (…) la poesía es justamente la vía para expresar lo inefable. En el poema pueden quedar algunos pedazos, fragmentos que nos transmiten a veces mensajes inesperados. Esto también se empalma con lo que decía Rimbaud, para quien el poeta no es profeta, en el sentido de alguien que anticipa las cosas, sino que cultiva la visión verbal y eso lo lleva un poco más allá, acostumbra a que la mirada se vuelva "visión". Aquí es donde entra a jugar un papel fundamental la imaginación, que descubre resortes insospechados en todas las cosas.
Yo
tengo la sensación de que se ha desconfiado de la presencia de la
inteligencia y de la razón en el poema y pienso que es un error.
Pienso que también lo intelectual juega con intensidad en la
escritura. El poema no es un delirio más o menos configurado de
búsquedas caprichosas,(...)"
Night shadows Edward Hopper |
Quand s'éteint la dernière lampe
s'éteint plus que la lumière:
l'ombre s'allume elle aussi.
Il devrait pourtant y avoir des lampes
qui serviraient exclusivement
à allumer l'ombre.
N'y a-t-il pas peut-être des regards pour ne pas voir,
des vies rien que pour mourir
et des amours destinés à l'oubli?
Il y a du moins certains ténèbres préférés
qui méritent leur propre lampe de l'obscurité.
(Trad: Colo)
Cuando
se apaga la última lámpara
no
sólo se apaga algo mayor que la luz:
también
se enciende la sombra.
Debería
haber sin embargo lámparas
que
sirvieran exclusivamente
para
encender la sombra.
¿No
hay acaso miradas para no ver,
vidas
nada más que para morir
y
amores sólo para el olvido?
Hay
por lo menos ciertas tinieblas predilectas
que
merecen su propia lámpara de oscuridad.
"J'ai
été attiré par une vision, celle que de tous les mouvements de
l'homme il y en a un vers lequel nous allons inévitablement, qui se
répète au long de la vie jusqu'à prendre une forme définitive: la
chute. Tomber comprend depuis la chute de la feuille de l'arbre à
tout ce qui existe dans l'univers. La chute est un peu le centre de
nos vies et de nous-mêmes.
J'ai
pourtant senti que, paradoxalement, le mouvement inverse se
produisait également. Comme si dans le fond de la chute il y avait
un rebond, où se trouve l’ascension. (...) Héraclite dit "le chemin qui descend est le
même chemin qui monte". (...) une espèce de loi de la gravité
à l'envers."
"Me
atrajo una visión, y es que de todos los movimientos del hombre hay
uno hacia el cual inevitablemente vamos, que se repite a lo largo de
la vida hasta que se da en forma definitiva: la caída. El caer
abarca desde la hoja del árbol hasta todo lo que existe en el
universo. La caída es algo así como el centro de nuestras vidas y
de nosotros mismos.
Sin
embargo sentí que paradójicamente se producía también el
movimiento inverso. Como si en el fondo de la caída hubiera un
rebote, y es allí donde se encuentra el ascenso. (...) Dice Heráclito "el camino que baja es
el mismo camino que sube". (...) una especie de ley de gravedad
invertida."
Il faut tomber et on
ne peut choisir où.
Mais il existe une certaine forme du vent dans les cheveux,
une certaine pause du coup,
un certain angle du bras
que nous pouvons obliquer dans la chute.
Ce n'est que l'extrémité d'un signe,
la pointe sans y penser d'une pensée.
Mais il suffit pour éviter le fond avare de mains
et la misère bleue d'un Dieu désert.
Mais il existe une certaine forme du vent dans les cheveux,
une certaine pause du coup,
un certain angle du bras
que nous pouvons obliquer dans la chute.
Ce n'est que l'extrémité d'un signe,
la pointe sans y penser d'une pensée.
Mais il suffit pour éviter le fond avare de mains
et la misère bleue d'un Dieu désert.
Il s'agit de plier plus qu'une virgule
dans un texte que nous ne pouvons corriger.
(Trad: Colo)
Hay
que caer y no se puede elegir dónde.
Pero
hay cierta forma del viento en los cabellos,
cierta
pausa del golpe,
cierta
esquina del brazo
que
podemos torcer mientras caemos.
Es
tan sólo el extremo de un signo,
la
punta sin pensar de un pensamiento.
Pero
basta para evitar el fondo avaro de unas manos
y
la miseria azul de un Dios desierto.
Se
trata de doblar algo más que una coma
en
un texto que no podemos corregir.
Un jour gris, mais Juarroz parlant d'ombre et de lumière éclaire tout. Merci pour ces deux poèmes ces images (j'adore celle de Hopper) et cet entretien. Ton blog élève et apaise et c'est bien. Bonne journée. Bise
RépondreSupprimerMerci amigo; Juarroz nous maintient en équilibre, entre et entre...quoiqu'en fin de l'entretien il dit que les exilés sont, à son avis, les gens dans leurs propres pays, éloignés de la vie/nature, et perdus.
SupprimerJour plutôt gris ici aussi, mais la lumière est belle.
Besos para ti.
Décidément, j'aime beaucoup ce poète. Merci de nous l'offrir en français, Colo !
RépondreSupprimerQuelle serait ta définition de la "poésie verticale" ? Une "poésie debout" après "la chute" ? :-)
J'aime beaucoup : "la pointe sans y penser d'une pensée.", "Il s'agit de plier plus qu'une virgule
dans un texte que nous ne pouvons corriger."
Bisous, Colo !
Bonjour Fifi, ça me fait plaisir que toi aussi aimes ce poète!
SupprimerCe que j'ai compris de la poésie verticale (dont parle beaucoup Bachelard si tu le connais), est une poésie métaphysique, non située dans le temps/espace, qui donne une place prépondérante à l'homme, ancré sur terre; Tête et corps font des allers-retours entre le ciel et le sol...une espèce de dialectique entre les corps et l'âme, entre les joies et les peines.
Besos pour toi aussi!
ah oui, en effet, faudra que je revienne, là je suis entre deux réunions et j'aimerais pouvoir déguster ces textes à l'aise :-)
RépondreSupprimerRien ne presse ni ne s'envole chère Adrienne.
SupprimerDes lampes pour allumer l'ombre ! Il n'y a que les poètes pour faire ce genre de trouvaille. Je ne me lasse pas de sa poésie, c'est toujours si évocateur, dans une apparente simplicité. A partir de ces deux poèmes on peut réfléchir longtemps et y revenir.
RépondreSupprimerSi tu en as envie, tu trouveras d'autres poèmes de lui, traduits en français, ici Aifelle: http://lecaravanseraildespoetes.blogspot.com.es/2010/03/roberto-juarroz.html
SupprimerBonne soirée!
Le premier extrait d'interview est lumineux: il a "visiblement" trouvé la lampe à ombre ;-)
RépondreSupprimerC'est bien l'impression qu'il donne, en fin de vie, oui K!
SupprimerBonne fin de semaine.
Je suis aussi très sensible à ce premier texte, qui me rappelle "Eloge de l'ombre" de Tanizaki et sa définition du beau : "jeu sur le degré d’opacité de l’ombre". Et le dernier est étrange et expressif.
RépondreSupprimerTes illustrations sont parfaites. Bonne soirée, Colo, un baiser.
Merci de rappeler cet éloge de l'ombre, cette phrase Tania.
SupprimerExcellente journée à toi aussi., un beso
"Il faut tomber et on ne peut choisir où..." Mais "Il s'agit de plier plus qu'une virgule
RépondreSupprimerdans un texte que nous ne pouvons corriger."
A méditer !!!
"...l'ombre s'allume elle aussi..." Quand toutes les lampes sont éteintes !!! Quelle belle image !!!
Merci Colo pour tous ces extraits !
Buona noche !
Avec plaisir Enitram, les images sont fortes, restent en tête, oui!
SupprimerBonne journée à toi.
Vous me faites découvrir un poète qui me parle énormément. Merci pour vos traductions. Mais son oeuvre a-t-elle été publiée en français ? Mon espagnol est maintenant bien faible et j'aimerais pouvoir lire son travail en intégralité - à moins que ce soit votre projet ? Ce serait super ! Je garde précieusement vos traductions, que j'ai imprimées.
RépondreSupprimerBonjour chère Bonheur.
SupprimerCe poète est entièrement traduit en français. Vous trouverez facilement je crois toute son œuvre et je suis si contente de savoir qu'il vous parle autant qu'à moi.
Sur le magnifique site "Esprits nomades" toutes les informations/explications et des tradutions déjà.
http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/juarroz/juarroz.html
Bonne journée, merci de me suivre.
Hé hé, Esprits nomades,
Supprimerje vois chère Colo que nous nous abreuvons aux mêmes sources vivifiantes ;-)
D'autant plus indispensable ce site (et quelques autres) qu'ici les bibliothèques et librairies en français sont très très "maigrichonnes"!
SupprimerBonne journée K.
Une infusion que j'aime, offerte il y a quelques temps par une belle personne que j'aime beaucoup, se poser et te lire.
RépondreSupprimerContinuer la découverte de ce poète qui m'a touchée depuis ton dernier billet.
Merci.
Oui, vraiment, merci...
RépondreSupprimerJ’imagine qu'au milieu de tous tes gros travaux, une pose poésie te fait du bien Magali.
SupprimerJ'ignorais que tu appréciais tant la poésie et ça me fait un énorme plaisir!
Bonne fin de semaine, un beso.
vrai que le premier poème à un côté très héraclitéen et il est magnifique
RépondreSupprimerje suis épatée par tous les étrangers venus en France faire des études et qui ainsi nous ont enrichi
Héraclite...je suis allée relire quelques phrases de lui, tu as raison bien sûr. " Ce qui s'oppose coopère, et de ce qui diverge procède la plus belle harmonie, et la lutte engendre toutes choses."
SupprimerC'est vraiment le moment de rappeler ce que les étrangers apportent aux pays d'accueil; on entend tant d'horreurs en ce moment!
"L'aurore s'allume ; L'ombre épaisse fuit " écrivait Victor Hugo. Ici c'est la dernière lumière qui s’éteint et l'ombre qui s'allume. Peut-être parce que nos yeux s'accoutument à l'obscurité. Mais je pense qu'il s'agit aussi de trouver une forme de vie à travers l'obscur en nous. Tout ne peut être lumière, mais la poésie peut être une forme de lampe pour éclairer les recoins. Bisous Colo
RépondreSupprimerMerci chère Lily, ces mots de Hugo qui louent la lumière, la recherchent parfois désespérément, montrent bien en quoi Juarroz est différent, loin du tout blanc ou noir.
SupprimerPasse un excellent week-end, je t'embrasse
J'aime les poètes car ils ont gardé leurs yeux d'enfants . Est-ce le hasard? Avant-hier un de mes petits enfants ( 9 ans) me demandait "Papi , c'est quoi l'ombre qui nous suit ? Un autre nous qui vivrait dans un monde parallèle? Une sorte d'ange gardien qui passe son temps à nous surveiller? Et la nuit, Est-ce qu'elle est toujours là à côté de nous? " . Dommage, je n'avais pas encore lu votre billet sinon je lui aurais répondu qu'il aurait fallu qu'il cherche une lampe à ombre pour le savoir :)
RépondreSupprimerTrès beau week-end Colo , malgré les ombres au tableau qui se dessinent , je pense bien à vous. Et merci pour la découverte de ce poète authentique.
Merci Gérard, les enfants voient des choses, ou les imaginent, bien mieux que nous et je suis sûre que cette lampe à ombre n'étonnerait pas votre petit-fils.
SupprimerLe jour se lève, de petits nuages gris clair et roses flottent au dessus des montagnes...excellent week-end à vous aussi.
Merci aussi pour vos encouragements.
Je ne suis pas assez familière avec le monde poétique pour me sentir à l'aise dans les extraits de texte que tu as donnés, j'ai du mal à suivre les "explications" en général. Par contre les poèmes m'ont plu, déconcertée aussi, ouvert des portes que je n'avais pas approchées... Comme si on admettait qu'il y a.. un envers des choses!
RépondreSupprimerAprès avoir lu ton chouette billet sur les animaux, je me demande si tu as vu la bannière-automne de mon blog: une des poules avec 2 poussins!
SupprimerComme une porte ouverte entre ton blog et le mien aussi?
Bonjour Colo
RépondreSupprimerLe livre Poésie Verticale fait partie de ma bibliothèque et je suis heureuse d'en voir là des extraits commentés à la lumière des pensées profondes de Roberto Juarroz dont on saisit le sens peu à peu. Ou dont on saisit l'essence.Que l'on approche à la lisière sans tout comprendre mais en captant une sorte de climat poétique.
Il a l'art de retourner à la peau des mots, de plonger sous les mots, d'en extraire un sens parfois invisible aux yeux du commun des mortels qui a trop le nez dans le guidon. Ceci dit de manière non poétique. Mais j'aime jouer avec ce ressenti qui dérange parfois, nous interroge de façon philosophique, par lequel je me laisse gagner.
Un article illustré à merveille avec Hopper dont je placerais le domaine pictural un peu dans le même registre et ce mythe de la chute d'Icare repris par Picasso (et d'autres).
Je t'embrasse fort.
Tu as ce poète dans ta bibliothèque! C'est inattendu et vraiment bien.
SupprimerPlus je lis-traduis ses poèmes, plus je me sens bien dans sa pensée, ses mots/images.
Prends soin de toi, je t'embrasse.
Lire ce billet au petit matin, rien de tel pour appliquer la loi de la gravité à l'envers!
RépondreSupprimerDu coup plein de bulles d'intelligence dans le crâne!
SupprimerBonne journée Bacchante.
Que de belles images dans ces poèmes. Troublantes parfois, elles ne me laissent pas indifférent. Je suis comme Edmée, je préfère les extraits de poésie que les textes "explicatifs". Merci Colo de me pousser à lire de la poésie. Monton de besos
RépondreSupprimerOh je ne "pousse" personne hermano, mais je suis ravie que tu y prennes goût!
Supprimerje t'embrasse fort
Le second texte est une superbe illustration de la tragédie humaine ("cette misère bleue d'un dieu désert": beaucoup tuent en son nom), nous qui sommes plongés dans le cours d'un récit inaltérable dans sa chute. Mais qui prend un sens avec la virgule que nous poserons discrètement au bon endroit.
RépondreSupprimerLes extraits cités corroborent très bien ma première impression sur Juarroz.
Une approche très métaphysique que j'aime beaucoup.
Vous le pressentiez, vous aviez raison. Cette poésie sans lieu ni moment, me semble à moi aussi un mélange très subtil entre le quotidien et la philosophie, le métaphysique, oui.
SupprimerMerci pour cette lecture attentive Christian.