7 juil. 2011

Lecteur, c'est un métier / Lector, es un oficio

Italo Calvino: “Si par une nuit d’hiver un voyageur”.
Monsieur Calvino me tutoie, me voit dans une librairie en train de choisir son livre, m’imagine le lisant, couchée sur mon lit ou m’installant confortablement dans le canapé, des coussins sous les pieds.

Un livre atypique ; on y est provoqué, bousculé, et les diverses histoires aux débuts passionnants, s’arrêtent toujours à mi-chemin. Certains l’ont détesté ne supportant pas que l’auteur s’adresse directement à eux. Ils n’ont pas apprécié non plus la liberté personnelle d’inventer la suite et la fin de ces différentes histoires. Moi j’ai adoré. Un grand livre. Il y a longtemps de ça…

Depuis j’avais un peu mis de côté cette réflexion sur le statut, le rôle du lecteur.

Une (pas très récente) interview d’Alberto Manguel à l’occasion de la publication de « Dans la forêt du miroir » que je viens de relire m’a remise dans le bain. Cet écrivain, lecteur assidu, critique et traducteur donne aux lecteurs une place de choix.

S’il est vrai que je lis ou écoute (presque religieusement bien que certains soient carrément fats ou ennuyeux) les écrivains parler d’eux-mêmes, de leurs méthodes de création, j’entends rarement, à part dans certaines enquêtes, parler de nous, les lecteurs. Alors Alberto Manguel m’a enchantée. Voici un extrait de son interview :

Journaliste : «Dans cet essai vous défendez la vie du livre, vous défendez la vie de celui qui lui donne vie, c'est à dire le lecteur. »

Alberto Manguel : « Je pense que chaque fois que nous prenons un livre, nous faisons de ce livre un être créé à notre mesure. C'est notre expérience, c’est notre point de vue qui donne vie à ce livre ; nous le transformons, en quelque sorte, en fonction de cette expérience. Même si le livre croit présenter une certaine idée, une certaine structure, un certain message, le lecteur ne croit pas vraiment à la vérité de cette fiction, il va à l’encontre de cette idée, la transforme, la subvertit. Je crois que tout vrai lecteur est un subversif, et que c’est comme ça qu’on fait de vraies lectures. Quand vous prenez Les Voyages de Gulliver, par exemple, vous le lisez non comme une féroce satyre, mais comme un livre d’enfant ; vous êtes en train de subvertir le texte. »

J : « Et l'écrivain… »

A.M : « L’écrivain est limité par son œuvre, et d’ailleurs, il arrive à sa fin dès que l’œuvre est achevée ; une fois que vous donnez le manuscrit à l’imprimeur, c’est fini, vous n’y êtes plus. Par contre, le lecteur peut faire un tas de choses : il peut faire de la critique, il peut traduire, il peut faire des anthologies... On peut faire tout ça en tant que lecteur ; c'est un métier. » CHRONICART.com 1-06-00

Italo Calvino: « Si una noche de invierno un viajero ».

El señor Calvino me tutea, me ve en una librería eligiendo su libro, me imagina leyéndolo tumbada en la cama o instalándome confortablemente en el sofá, unos cojines bajo los pies. Un libro atípico; nos provoca, atropella, y las diversas historias, con principios apasionantes, siempre quedan a medio camino. Algunos lo han odiado al no soportar que el autor se dirija directamente a ellos; tampoco supieron apreciar la libertad personal de dar continuación y final a cada una de esas historias. A mí me ha encantado. Un gran libro. Ya hace tiempo de eso…

Desde entonces había apartado un poco esta reflexión sobre el estatuto, el papel del lector. Una (no muy reciente) entrevista de Alberto Manguel en ocasión de la salida de “En el bosque del espejo” que acabo de volver a leer ha vuelto a ponerme a cavilar. Este escritor, lector asiduo, crítico y traductor pone a los lectores en evidencia. Si bien es verdad que leo o escucho (casi religiosamente aunque algunos sean perfectamente fatuos o aburridos) a los escritores hablar de si mismos, de sus métodos de creación, raramente, excepto en algunas encuestas, se habla de nosotros, los lectores. Por eso Alberto Manguel me ha entusiasmado. He traducido una parte de la entrevista:

Periodista: “En este ensayo usted defiende la vida del libro, defiende la vida del que le da vida, hablo del lector”.

Aberto Manguel: “Pienso que cada vez que cogemos un libro, hacemos de este un ser creado a nuestra medida. Es nuestra experiencia, es nuestro punto de vista que da vida a ese libro; lo transformamos, de alguna forma, en función de esta experiencia. Incluso cuando el libro cree presentar una cierta idea, una cierta estructura, un cierto mensaje, el lector no cree realmente en la verdad de esta ficción, va en contra de esta idea, la transforma, la subvierte. Creo que todo lector verdadero es subversivo, y que sólo así se hacen verdaderas lecturas. Cuando uno coge Los Viajes de Gulliver, por ejemplo, no lo lee como un sátiro feroz sino como un libro para niños; se está subvirtiendo el texto.”

P: “Y el escritor…”

A.M. “El escritor se ve limitado por su obra, y por otra parte, toca su fin tan pronto como se acaba su obra; una vez el manuscrito en manos del impresor, ya está, el autor ya no tiene nada que hacer. Por el contrario, el lector puede hacer infinidad de cosas: puede ejercer la crítica, traducir, hacer antologías... Se puede hacer todo esto en calidad de lector; es un oficio. ” CHRONICART.com 1-06-00 (trad. Colo)

Tableaux. 1) Henri Matisse 2) John Singer Sargent, Man reading

https://labibliotecadelnautilus.wordpress.com/category/pintura/

Sculpture: Jules Dalou


22 commentaires:

  1. le lecteur s'approprie ce dont il a envie comme un visiteur au musée, j'aime bien cette idée. Un livre serait une matière qui se dilaterait de différentes façons... pourquoi pas !

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  2. Moi je ne suis pas une lectrice subversive mais inquisitrice. Je cherche à lire entre les lignes ce qu'a vécu l'auteur/trice, ce qu'il/elle a lu et quelles sont ses sources d'inspiration, ce qu'il/elle sous-entend, tout ce qui est invisible dans le livre. Donc je ne me reconnais pas du tout dans le portrait d'Alberto Manguel !

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  3. la lecture est un métier ou un art : je ne dirai pas le contraire. mais ce qui me parait important quand même, c'est de trouver le sens, l'origine de l'oeuvre, et se décentrer en tant que lecteur pour se laisser envahir par l'expérience de l'œuvre... donc il faut pouvoir faire taire un peu sa propre personnalité. C'est une expérience de l'écoute de l'autre à mon avis. donc je ne me reconnais pas non plus tout à fait dans ce portrait :)

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  4. **Est-il possible de lire un roman sans que notre expérience, notre sensibilité interviennent?
    Lire entre les lignes Euterpe et essayer de faire taire sa propre personnalité K.sonade, oui, bien sûr, mais je pense que ce n'est pas suffisant, que nous y apportons "nos bagages" même malgré nous.
    Nous nous approprions certaines idées, sentiments, les décortiquons, d'autres pas, en fonction de nous-mêmes me semble-t-il.

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  5. Oh, tu m'as donné l'envie irrésistible de relire ce fameux premier chapitre de "Si par un jour d'hiver un voyageur..." : "Et puis tu poursuis ta lecture, et tu t'aperçois que le livre se laisse lire indépendamment de ce que tu attendais de l'auteur. C'est le livre en soi qui attise ta curiosité,et, à tout prendre, tu préfères qu'il en soit ainsi. Te retrouver devant quelque chose dont tu ne sais pas encore bien ce que c'est." (Italo Calvino)
    Manguel rend bien hommage à la liberté du lecteur, à sa créativité. Un métier ? Oui dans le sens de l'apprentissage, du savoir-faire ; non si la lecture devient une technique, du jargon analytique - mais ce n'est pas ce qu'il veut dire.
    J'aime beaucoup cette définition du lecteur comme celui qui donne vie au livre, tu l'imagines bien !

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  6. Ouvrir un bouquin c'est pousser la porte d'une auberge espagnole, on y dîne de ce que l'on apporte et si l'histoire est bien écrite avec la participation passive* du lecteur on referme le livre comme on quitte un ami.
    * on me pardonnera cet oxymore mais je ne peux m'en empêcher.

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  7. bonjour Colo,
    Si la lecture est "interprétation" alors elle participe à la fois de l' analyse ou si l'on veut d' une distanciation (il dit : "....") et en même temps elle est une identification (afin d'être touché, de faire résonner le sens dans son intimité profonde, son humanité concrète) à mon avis l'un ne va pas sans l'autre... :) bisous bonne journée.

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  8. je lis un texte, un poème, un livre, je ne me l'approprie pas, surtout pas, je m'en imprègne, je visite une maison dont je suis, pour un long moment,l'invitée unique, je regarde, je sens, je touche, je savoure ... et je repars sur la pointe des pieds, un peu plus riche de " belles choses ".

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  9. **Que vos commentaires, vos réflexions de lectrices/lecteur sont tous intéressants!
    Merci, merci beaucoup de partager vos façons de lire ici, avec moi/nous. Besos.

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  10. je viens poser mon grain de sel, échanges et billet me réjouissant très très fort

    A-ton le droit de se reconnaitre dans deux sortes de lecteurs ? oui oui oui c'est mon droit, ma liberté de lectrice, donc j'adhère à ce que dit Manguel pour qui je sens que Colo a un gros penchant, et je suis aussi d'accord avec la version "inquisitrice" d'Euterpe
    Je revendique ce droit à la subversion que Manguel met en avant, lire derrière le texte autre chose que ce que l'auteur à voulu, faire dériver les personnages vers un autre destin, inventer un livre différent.
    Mais voilà j'aime aussi par dessus tout connaitre l'auteur, son passé, ses habitudes, son journal, sa correspondance, bref le lire en "inquisitrice"

    j'aime l'idée que les deux sont compatibles selon le moment, selon le livre.
    je partage avec Tania le plaisir de penser que le lecteur "donne vie" au livre. Et comme mon métier de lectrice m'enchante il m'arrive de "donner vie" plusieurs fois à un même livre en variant la façon chaque fois, quel bonheur !!

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  11. Quand je lis un livre je suis comme "sable du temps" : je visite une maison et je repars sur la pointe des pieds (enfin j'essaie). Mais parfois comme Tania, mon livre a pris vie et me suis sur ses petites jambes... et là je choisis, ou je l'abandonne ou je l'emmène.

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  12. **Merci Dominique et MH.
    J'ajouterais ce soir cette phrase du même Alberto Manguel:
    "Comme chaque lecteur le sait, l'intérêt, la qualité essentielle de l'acte de lire, maintenant et toujours, c'est qu'il ne tend à aucune fin prévisible, à aucune conclusion. Toute lecture en prolonge une autre, commencée un beau soir mille ans plus tôt et dont nous ne savons rien; toute lecture projette son ombre sur la page suivante, lui prêtant contenu et contexte."

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  13. Oui, Manguel a raison... c'est une erreur de dire qu'on "choisit" ce que la lecture prolonge en nous. En fait, comme tout acte de création, l'acte de lire (en général) ne tend à aucune fin prévisible, sauf pour les sorcières ;-)

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  14. Heu pardon, coquille en vue : "le livre me suiT" avec T de... tout ce qu'on veut ;-) Bonne journée !

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  15. **MH, bonne journée à toi aussi; ici 32º et couvert...je prendrais bien le large sur...un coquille de noix!

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  16. Je me suis aperçu personnellement de la difficulté d'être lecteur lorsque, dans une vie précédente, j'allais dans un hôpital de Bruxelles faire la lecture a ceux qui se faisait opérer des yeux et étaient dans l'impossibilité de le faire eux-mêmes pendant quelques jours.
    Ce qui a été drôle et enrichissant était le fait qu'étant portugais je lisais en français, avec un accent, forcément, et cela ne semblait interpeler personne.
    Comme d'habitude, c'est un bonheur de passer par chez toi.
    Bisous

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  17. **Armando, merci pour ce récit personnel "d'une autre vie". Être les yeux de quelqu'un c'est généreux, magnifique.
    Pour l'accent, bien sûr que ça n'a aucune influence. Quand on me fait remarquer mon petit accent étranger en parlant español, je réponds en riant qu'il y a certains natifs dont l'accent....on sait qu'en Belgique c'est aussi le cas...de même que partout! Et on se comprend:-)
    Besos, à bientôt.

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  18. J'aimerais beaucoup, comme Armando, être lectrice pour d'autres, ceux qui ne peuvent plus voir! Je le ferai un jour, c'est sûr. Si lecteur est un métier, alors je suis souvent au chômage, mais lorsque je travaille (lis...) alors c'est de tout mon coeur, corps, toute mon âme, j'en ressors transformée comme après un voyage initiatique. De très beaux commentaires lus ici!

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  19. **Terre indienne, tu as raison, un livre, quand il est réussi, nous transforme, ne fût-ce qu'un peu.
    Merci, belle journée à toi.

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  20. Curieux la vie...
    J'ai justement sorti le titre de Calvino de ma bibliothèque ces derniers jours, avec l'intention de le relire.

    Magnifique billet, sinon.
    Qui (re)donne au lecteur son rôle. Souvent aussi important que celui de l'écrivain.

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  21. **Lali, j'ai également ressorti de Calvino "Palomar" qui est délicieux et si subtil!
    Oui, tous ces lecteurs que tu mets à l'honneur quotidiennement...Merci Lali.

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