L’écrivain José Carlos Llop (1) est né et vit à Palma de Majorque, où il dirige la bibliothèque Lluís-Alemany consacrée aux patrimoines des îles Baléares.
Je suis d’un pays où l’on parle, lit et écrit deux langues. C’est une richesse qui nous est donnée dès l’enfance, comme nous sont données la beauté du paysage et notre condition d’insulaires. En effet, je ne suis pas de Catalogne, terre continentale, je suis de Majorque, une île de la Méditerranée occidentale.
Et en tant qu’insulaire, ces deux langues – le castillan et le catalan – me sont aussi familières que les deux langages que possède tout insulaire : le langage de la mer – qui nous entoure et qui nous isole du monde et nous met en relation avec le monde – et le langage de la terre. L’un et l’autre sont inséparables comme sont inséparables, en ce qui me concerne, le castillan (ou espagnol) et le catalan de Majorque (ou majorquin).
En vertu de cette indissociabilité, il y a des choses naturelles que nous disons dans une langue – le catalan – et que nous ne disons en castillan que si cela est nécessaire. Il en est ainsi, par exemple, des poissons ou des champignons de la forêt. Les arbres et les plantes – la botanique de Linné – parlent dans les deux langues, comme nous-mêmes ou comme les animaux de la terre. Et comme la littérature.
Il y a des irréductibles. Ce n’est pas mon cas.
Ici, il est vrai, il y a des irréductibles : ou dans une langue ou dans l’autre. Ce n’est pas mon cas. De la même façon que dans ma vie de tous les jours je parle les deux langues et écris des lettres et des courriers électroniques également dans les deux langues, j’ai écrit la plus grande partie de mes livres – poésie, romans et essais – en espagnol, mais j’ai aussi écrit de la poésie et du théâtre en catalan, parce que c’était la langue que le texte réclamait ou, ce qui est la même chose, celle que réclamait ma vie personnelle.De fait, je me promène d’une langue à l’autre et n’entends rien aux conflits linguistiques ni aux impositions, violentes ou pas. C’est pourquoi je refuse de renoncer à ma vie bilingue, comme je refuse la désaffection envers n’importe laquelle de mes deux langues, comme je me refuse à ceux qui veulent que mon pays change au point que nous serons nombreux à être expulsés du lieu où nous avons vécu et vivons ensemble. Non pas qu’on nous fasse bouger, mais simplement parce que cette nation de pays – l’Espagne, telle que nous l’entendons et comme elle s’entend, bien ou mal, depuis plusieurs siècles – cesserait d’exister.
Le début d’un ouragan européen
Mais ce tourbillon dans lequel nous sommes plongés maintenant n’est pas arrivé tout seul. C’est le début d’un ouragan européen, si les choses ne changent pas. Une des métamorphoses de la postmodernité a été de transformer un sentiment hérité du romantisme – langue, culture, nation – en incubateur du ressentiment.Ce ressentiment se répand dans toute l’Europe – comme il s’est répandu au siècle dernier, en Orient, contre l’Europe (il faut lire Pankaj Mishra) – pour une raison très simple : le narcissisme. Le narcissisme européen, maladif, et le narcissisme adolescent de la postmodernité.
La crise économique a laissé plusieurs générations seules face au miroir, après une longue nuit de fête. Et ce qu’elles ont vu ne les satisfait pas. C’est une fièvre en passe de se transformer en épidémie qui veut nous expulser de notre conception du Vieux Continent comme lieu de liberté et de vivre-ensemble, démocratique.
Dans chacune des nations qui le composent, la fracture s’est produite – ou se produira – au point le plus faible. Dans le cas de l’Espagne, par deux formes de ce qu’on appelle maintenant populisme : le nationalisme identitaire et le postcommunisme engagé. Et personne n’a su créer un discours porteur d’espoir, capable de contrebalancer la menace sécessionniste et de protéger ceux qui ne trouvent pas refuge sous la bannière identitaire.
« Le monolinguisme est un poison »
J’écris ces lignes le jour où le prix Nobel de littérature est décerné à Kazuo Ishiguro, le Britannique d’origine japonaise qui a transformé la figure classique du majordome anglais en réplique de la vieille geisha. Orient et Occident. Catalan et espagnol. C’est-à-dire européen. Et le prix Nobel au milieu : tout le contraire de la convulsion.Ishiguro a dit aux journalistes : « Nous sommes préoccupés en tant qu’individus : nous voyons l’essor du populisme et des nationalismes. » Et un des favoris de cette année, le Kenyan Ngugi Wa Thiong’o, avait affirmé : « Le monolinguisme est un poison, le dioxyde de carbone des cultures, alors que le bilinguisme en est l’oxygène. »
Je me suis souvenu d’un autre lauréat du prix Nobel, le poète Derek Walcott, qui parlait de la richesse d’être un homme traversé par deux langues. C’est mon cas. Et les langues sont ici la métaphore d’un mode de vie et de pensée où l’une et l’autre se renforcent, et séparées elles placent ce mode de vie et de pensée dans la même situation que l’enfant sous l’épée de Salomon. C’est ce que serait mon pays, si venait à triompher le mépris des lois et de l’État, la fracture sociale – comme cela s’est produit en Catalogne – et la conjuration des sots. D’un côté et de l’autre, cette conjuration, mais maintenant il s’agit de la volonté de civilisation face à la force du ressentiment, maquillé en nationalisme et en révolution postmoderne.
Traduit
par Edmond Raillard
je ne saurais être davantage d'accord :-)
RépondreSupprimer(mais je constate depuis toujours qu'"être deux langues" est une chose difficilement compréhensible pour ceux qui vivent dans une culture de la langue unique)
Heureusement qu'il y a de nombreuses personnes comme lui ici!
SupprimerEn pratique tous les majorquins sont bilingues.
C'est un texte magnifique, il a su mettre en mots ce que ressentent de nombreux hommes et femmes... Petite question Colo : pourquoi ce texte dans la seule langue française ? Bises, douce journée à toi. brigitte
RépondreSupprimerBonjour Brigitte je n'ai trouvé nulle part le texte en espagnol, c'est surprenant....et je n'ai pas voulu le traduire dans le langue où il avait été écrit; cela m'a semblé trahir l'auteur.
SupprimerSi un jour je le trouve, je l'ajouterai bien sûr!
Bonne journée, un beso.
C'est un très beau texte, éclairant, et qui a le mérite de réunir au lieu de diviser.
RépondreSupprimerIl m'a semblé si apaisant et conciliateur, en effet. Merci de l'avoir apprécié!
SupprimerUn beau texte courageux, pro-européen - merci Colo de nous le donner à lire et à méditer. Ce poison du monolinguisme, Amin Maalouf le dénonçait déjà dans "Les identités meurtrières" auxquelles j'ai pensé en lisant José Carlos Llop. En Belgique aussi, cette question taraude la cohésion du pays.
RépondreSupprimerComme Aifelle, j'aime le ton et l'esprit du texte.
Oui, j'avais pensé aussi à Amin Maalouf, quant à la Belgique, oui, hélas!
SupprimerBonne fin de journée.
Je suis content de lire ceci de Llop. Je me posais de nombreuses questions au sujet de la langue catalane et de cet écrivain. Il n'entend rien aux conflits linguistiques : quel sage homme !
RépondreSupprimerMerci aussi pour le lien vers l'article d'Enard : je suis avec attention l'évolution de la Catalogne (elle présente quelques similitudes avec le programme des nationalistes flamands en Belgique, porté par le populisme identitaire).
Retour aux livres. J'ai lu avec grand plaisir "Le rapport Stein" (non chroniqué chez moi) de Llop que m'avait fourni Dominique en ebook. Par contre il aurait fallu mieux connaître Majorque pour profiter réellement de "Solstice" que j'ai laissé de côté après une cinquantaine de pages.
Bonjour Christw, oui, en lisant Solstice, que j'ai énormément aimé, je me suis dit qu'il serait ardu pour ceux qui ne sont pas d'ici. Il faudra peut-être rendre visite à notre île un jour, et le reprendre après?
Supprimerje suis aussi d'accord sur "au moins deux langues" (en fait je trouve qu'en connaître encore plus, c'est mieux ;) )
RépondreSupprimertoujours contente de venir découvrir une littérature que je ne connais pas du tout
Bonjour Niki, il y a les langues, bien sûr, puis les cultures qui sont si enrichissantes.
SupprimerTu devrais aimer "Le rapport Stein" dont parle Christian ci-dessus, un beau et court roman de Llop.
Je regrette beaucoup le monolinguisme belge, dont je me sens victime et dont nous sommes tous victimes: j'ai appris le néerlandais pendant des années, ai recommencé, rafraichi mes connaissances. J'étais première de classe lorsque j'avais 14 ans. Et tout cet acquis n'a servi à rien un peu parce qu'il est vrai que je n'ai pas beaucoup vécu en Belgique et donc n'en ai pas eu besoin, mais aussi parce qu'en Belgique, alors que tous les wallons ont des amis flamands, au niveau politique et administratif on fait tout pour que l'on se déteste. Il y a des villes flamandes où je ne veux pas aller car je sais que je serai "accueillie" avec un sourire de pitbull. On nous explique que c'est parce qu'avant les riches wallons, etc etc... et on s'arrête là d'ailleurs car si on remontait encore un peu on arriverait aux riches orangistes qui tentaient d'éradiquer le français :)
RépondreSupprimerMais l'histoire est ce qu'elle est, un gros balancier, et ce qui unit les uns fracasse les autres...
Ces tensions existaient déjà quand j'avais 15 ans à Anvers, j'imagine parfaitement ce que tu dis!
SupprimerPour le bilinguisme, ici tout le monde vit dans les deux langues, au quotidien, et ça c'est différent de chez toi à Liège ou, du côté flamand, à Mechelen par exemple, je crois.
Enterre-t-on jamais les vieilles rancœurs? Il le faudrait vraiment mais...
L'espagnol et le Catalan sont deux frères, de grâce ne les séparons pas !
RépondreSupprimerBien à toi Colo.
¡Ojala! comme on dit ici, ce qui veut dire, pourvu que, souhaitons-le en effet!!!
SupprimerAmicalement.
cette idée de séparatisme est tellement affligeante de stupidité. rien de plus écœurant et de plus étriqué que les nationalismes. Vu d'ici c'est à la fois ridicule et tragique. J'espère que cette crise va se résoudre intelligemment (mais bon les leaders apparemment ne semblent pas outillés pour un tel exercice)
RépondreSupprimerJe garde ta formule "ne semblent pas outillés..."! L'un savait mais regardait, comme il le fait toujours depuis 5 ans, de l'autre côté en se disant que "ça leur passerait", et l'autre qui dit "être né pour être indépendant" sic (comme une vocation dirait-on)qui n'a pas pris la mesure, ou démesure, de sa folie.
SupprimerAh, si on pouvait n'être né nulle part!
Merci Colo, pour ce très bel article qui m'a beaucoup touchée. Je ne suis que d'une langue (le français) mais de tant de régions :
RépondreSupprimeroccitane (ce qui veut en l'occurence de trois sous-régions) sur trois côtés, champenoise et parisienne de l'autre, née à Paris y ayant vécu, comme à Marseille, comme en Alsace durant vingt-ans et à présent alpine, deux enfants d'origine maghrébine. Alors qui suis-je et où ai-je le droit de vivre ?
Comment se définir catalan, combien de générations et de branches familiales sont nécessaires ? Tout cela m'afflige et par contre cette belle voix me réconforte.
Bonjour Annie, partout ces questions d'identité et de racines dont on nous rabâche les oreilles font tant de ravage! Tu me donnes ton exemple, et en effet!
SupprimerMa fille s'est entendu dire dans un séminaire de sociologie à l'université de Barcelone qu’elle avait un grave problème de racines!! (père castillan, mère belge, née à Majorque, étudiante à Barcelone). Tout cela est tellement étriqué, pauvre, pathétique.
Bonne journée, merci d'être passée par ici, et, à l'occasion, je te recommande la lecture de: "Le rapport Stein" de J.C. LLop!
Dommage toutes ces divisions, toutes ces querelles alors que nous sommes des enfants de la terre, du monde. Je suis triste. Bon après midi.
RépondreSupprimerMoi aussi Elisabeth, merci. Bonne fin de journée.
SupprimerComment ne pas être inquiets devant la tournure que tout cela prend.On sait comment ça commence, pas toujours où sont les racines du problème tant les faits sont imbriqués et remontent dans le temps mais on ne sait pas jusqu'où cela pourrait aller.
RépondreSupprimerA l'instant je lis 450 000 manifestants dans la ville de Barcelone et j'en frémis.
Tout ce qui sépare les individus est une plaie qui attise le feu de la discorde et lorsque le dialogue est rompu, tout peut arriver.TOUT.
Lire le texte de LLOP qui a la sagesse en lui et l'intelligence de se placer sur le plan linguistique nous fait du bien , car sinon... Combien de Llop arriveront à se faire entendre?
Je t'embrasse Colo.
Nous pensons très fort et souvent à vous. Je croise sans cesse des gens qui parlent de vous et sont inquiets.Vous êtes dans toutes les conversations. Même dans un we festif comme celui que nous avons connu à des km de chez nous, le sujet vient sur le devant de la scène.
Tout cela est bien inquiétant en effet. Ce qui m'attriste le plus c'est que cela a divisé la société catalane elle-même. Je lis et entends les nombreuses disputes, les heurts en famille, entre amis, au travail, partout. Il est bien sûr faux de dire "les catalans veulent l'indépendance". Une partie d'entre eux oui, mais la quantité ne pourra être définie que par des élections ou un référendum légaux.
SupprimerLa porte est encore ouverte, voyons ce qu'ils en font.