Pages

13 nov. 2021

Chanter cui-cui / Cantar pío-pío

Encore un poème de Juan Gelman, fort différent, quoique...

 

Sur la poésie

Juan Gelman



il y aurait deux choses à dire /
que personne ne la lit beaucoup /
que ce personne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et
 

au problème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet important / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
 

mais le problème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /
 

ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds /
 qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
des oisillons comme l’oncle juan / spécialement
 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal /
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête


/ l’oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais
 

pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
 

d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /
 

et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers / guerriers / de rois /
ou simplement de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème /
 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes

 

Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2014 

Traduction : Jacques Ancet

 


                                La voix (voz) de Juan Gelman recitant son poème

 

  SOBRE LA POESÍA

habría un par de cosas que decir/
que nadie la lee mucho/
que esos nadie son pocos/
que todo el mundo está con el asunto de la crisis mundial/ y


con el asunto de comer cada día/se trata
de un asunto importante/recuerdo
cuando murió de hambre el tío juan/
decía que ni se acordaba de comer y que no había problema/


pero el problema fue después/
no había plata para el cajón/
y cuando finalmente pasó el camión municipal a llevárselo
el tío juan parecía un pajarito/


los de la municipalidad lo miraron con desprecio o desdén/
murmuraban
que siempre los están molestando/
que ellos eran hombres y enterraban hombres/y no


pajaritos como el tío juan/especialmente
porque el tío estuvo cantando pío-pío todo el viaje
hasta el crematorio municipal/
y a ellos les pareció un irrespeto y estaban muy ofendidos/


y cuando le daban un palmetazo para que se callara la boca/
el pío-pío volaba por la cabina del camión y ellos sentían que
les hacía pío-pío en la cabeza/el
tío juan era así/le gustaba cantar/


y no veía por qué la muerte era motivo para no cantar/
entró al horno cantando pío-pío/salieron sus cenizas y piaron un rato/
y los compañeros municipales se miraron los zapatos grises de vergüenza/pero
volviendo a la poesía/


los poetas ahora la pasan bastante mal/
nadie los lee mucho/esos nadie son pocos/
el oficio perdió prestigio/para un poeta es cada día más difícil
conseguir el amor de una muchacha/


ser candidato a presidente/que algún almacenero le fíe/
que un guerrero haga hazañas para que él las cante/
que un rey le pague cada verso con tres monedas de oro/
y nadie sabe si eso ocurre porque se terminaron


las muchachas/los almaceneros/los guerreros/los reyes/
o simplemente los poetas/
o pasaron las dos cosas y es inútil
romperse la cabeza pensando en la cuestión/


lo lindo es saber que uno puede cantar pío-pío
en las más raras circunstancias/
tío juan después de muerto/yo ahora
para que me quier
as/

18 commentaires:

  1. la lecture de ce poème est à la fois troublante, drôle, stupéfiante bref la poésie en action

    RépondreSupprimer
  2. C’est vraiment ce mélange de sentiments que j'ai ressenti Dominique.
    Les images sont amusantes, le fond est dramatique, le tout est étonnant.
    Intéressant donc.

    RépondreSupprimer
  3. Il se cesse de nous étonner ce poète. C'est d'une telle fantaisie cette histoire, alors qu'elle est sombre et tragique.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Fantaisie et profondeur, c'est ça oui Aifelle.
      Bon dimanche !

      Supprimer
  4. C'est un peu comme la vie : on l'organise et la conçoit souvent avec trop de sérieux, et puis avec un peu de recul, il y a ce chant joyeux cui-cui qui semble dire que c'était moins effrayant qu'il ne semblait!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah oui, je n'y avais pas pensé dans ce sens-là ! Cui cui donc

      Supprimer
  5. Il n'est pas différent, je trouve. Toujours cette idée que la vie est là, qu'on ne peut la chasser même si elle est dérangeante, même si elle est dure, même si elle est belle. Car elle peut être belle aussi : l'amour la sauve toujours.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, chanter dans les plus étranges circonstances comme il écrit.

      Supprimer
  6. J'aime beaucoup, merci Colo. Le poète voit avec le cœur, et voir avec le cœur change il me semble, notre vision du monde.J'aimerais bien que les politiques fassent de même...Bises et douce journée à toi. brigitte

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faudrait sûrement leur apprendre à chanter aux politiques; leur envoyer ce poème peut-être ?
      Bonne semaine Brigiette, un beso

      Supprimer
  7. Merci Colo pour ce poème fantaisiste, naïf, léger même, mais au sujet pourtant bien grave...
    Bises et douce semaine !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci à toi, mettre de la légèreté, du rire partout est vraiment compliqué, ce poème m'a tant fait réfléchir.
      Bonne semaine à toi aussi, je t'embrasse dame aux idées originales et mains de fée.

      Supprimer
  8. Fantaisiste certainement, léger aussi, mais en même temps il parle d'une manière de vivre quand on a rien. Le meilleur carburant reste l'insouciance et...le chant. Quand au cui cui, il est si aérien que je me demande si ce n'est pas un oiseau qui vole dans la cabine du fourgon funéraire. A moins que ce ne soit l'esprit espiègle du défunt qui taquine les agents municipaux ? Une histoire un peu débridée à la fois joyeuse mais également connectée à la réalité du poète. Cette liberté poétique est tout simplement surprenante !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Sergio, un cui-cui qui devrait, il faut essayer, nous accompagner tous.

      Supprimer
  9. Touchant, ce chant d'oiseau du poète envers et contre tout. Julos disait "C'est la société qui est malade".
    Ce n'est pas facile pour les poètes de se faire entendre, mais la force de résistance de la poésie reste intacte. Le succès de ton blog en témoigne - merci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais oui, la poésie semble secondaire, inutile parfois, et pourtant, tel le chant de cet oiseau, elle nous accompagne, souvent à notre insu.
      Merci à toi Tania!

      Supprimer
  10. Beaucoup de profondeur astucieusement cachée dans la légèreté, la fantaisie et l'humour, mais l'amour de la vie est insubmersible. Un registre poétique complet !

    RépondreSupprimer