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19 juin 2014

Des souris dans l'armoire / Ratones en el armario



Poursuivons avec Juan Rodolfo Wilcock et ce conte ironique à souhait où le petit monde littéraire est mis à mal.

Seguimos con Juan Rodolfo Wilcock y este cuento en tono irónico que parodia el mundillo literario.

Les poupées - conte - J.R. Wilcock

C'est une grande armoire en bois de noyer, simple, verticale, à la fois lourde et élégante, presqu'un symbole de la digne stabilité; d'autre part elle est toujours fermée. À l'intérieur, l'armoire est divisée en petites étagères, et sur chacune vit une écrivaine; en réalité ce sont les vieilles poupées qui se transformèrent en écrivaines par l'action seule de l'inaction, de l'obscurité et de l'ennui. Pour cette raison elles portent toutes des robes colorées, souvent les costumes d'une région ou d'une province, et la tête légèrement disproportionnée par rapport au corps, trop plate, trop en pointe ou simplement trop volumineuse; sauf une poétesse qui l'a très petite, ce qui fait beaucoup rire les autres, comme si avoir la tête petite était plus drôle que de l'avoir grande.

De toute façon, et comme l'armoire ne s'ouvre jamais, et les étagères ne permettent d'autre communication que l'habituelle entre prisonniers, à l'aide de petits coups frappés suivant un système conventionnel, peu à peu toutes les poupées se sont consacrées à la littérature, et devinrent ainsi romancières, poétesses, critiques littéraires, critiques théâtrales et consultantes d'édition. Là dedans tout est tambouribage continu: chacune veut faire entendre aux autres ses propres oeuvres. Mais celles-ci sont, inutile de le dire, des oeuvres de poupées. Il y a la romancière à lunettes qui après dix ans de travail parvint à écrire ce roman, intitulé Grève:”Il faisait froid. Les ouvriers faisaient la grève. Sur le plus froid le plus jeune mourut de grève”. Il y a la dramaturgiste d'avant garde qui chaque année présente la même comédie en un acte, intitulée L'autre:”ANA: Donne-moi un baiser, Edgardo. EDGARDO: Je ne peux j'en aime un autre”.
Il y a la fille théâtrale qui chaque semaine rédige son verdict: “ Brave la breva dans le rôle de Briva”. Et il y a la poétesse à petite tête, la plus prolifique de toutes, qui une fois par mois refait, changeant la rime, la même lyrique:

Pauvres
les
Pauvres.

Dans l'obscurité, convaincues de leur importance, les poupées à la tête disproporcionnée bougent, prennent des postures, menacent les gouvernements étrangers si ceux-ci voulaient continuer à persister dans l'erreur, et passent le jour entier à transmettre leurs propres compositions. En vain, car aucune ne veut écouter ce qu'écrivent les autres, et d'autre part elles n'emploient pas toutes le même système conventionnel de petits coups, ainsi leurs efforts tombent inexorablement dans le vide. Parfois quelqu'un s'approche de l'armoire fermée, approche l'oreille des portes en noyer, et commente: “Mais cette armoire est pleine de souris!” C'est pour cela que personne ne veut l'ouvrir.

                           FIN

 (Trad: Colo)
 
"L'immortalité s'est réduite à deux semaines sur la table des nouveautés" El Roto / El País


 

Las muñecas - Cuento - Juan Rodolfo Wilcock 

 

Es un gran armario de madera de nogal, simple, vertical, al mismo tiempo pesado y elegante, casi un símbolo de la digna estabilidad; por otra parte está siempre cerrado. Por dentro, el armario está dividido con estantecitos, y en cada uno de estos estantes vive una escritora; en realidad son las viejas muñecas que se volvieron escritoras solamente por obra de la inacción, la oscuridad y el aburrimiento. Por esa razón todas llevan trajes coloridos, a menudo los trajes de alguna región o provincia, y la cabeza ligeramente desproporcionada respecto al cuerpo, demasiado aplanada, demasiado en punta o simplemente demasiado voluminosa; salvo una poetisa que la tiene pequeñísima, y esto hace reír mucho a las demás, como si tener la cabeza pequeña fuese más gracioso que tenerla grande.

De todas formas, y como el armario no se abre nunca, y los estantes no permiten otra comunicación que la habitual entre los presos, por medio de golpecitos dados en un sistema convencional, poco a poco casi todas las muñecas se han dedicado a la literatura, y así se volvieron novelistas, poetisas, críticas literarias, críticas teatrales y consultoras de editoriales. Allí dentro todo es un continuo repiqueteo: cada una quiere hacer oír a las otras sus propias obras. Pero éstas son, de más está decirlo, obras de muñecas. Está la novelista con gafas que después de diez años de trabajo consiguió escribir esta novela, titulada Huelga: "Hacía frío. Los obreros hacían huelga. Sobre el más frío el más joven murió de huelga". Está la dramaturga de vanguardia que cada año presenta la misma comedia en un acto, tituladaEl otro: "ANA: Dame un beso, Edgardo. EDGARDO: No puedo, amo a otro". Está la chica teatral que cada semana redacta su veredicto: "Brava la Breva en el papel de Briva". Y está la poetisa de la cabeza pequeña, la más prolífica de todas, que una vez al mes rehace, cambiando la rima, la misma lírica:
Pobres
los
Pobres.
En la oscuridad, convencidas de su importancia, las muñecas de la cabeza desproporcionada se mueven, toman posturas, amenazan a los gobiernos extranjeros si éstos quisieran seguir persistiendo en el error, y pasan todo el día transmitiéndose sus propias composiciones. En vano, porque ninguna de ellas quiere escuchar lo que escriben las otras, y por otra parte no todas manejan el mismo sistema convencional de golpecitos, así que sus esfuerzos caen inexorablemente en el vacío. A veces alguien se acerca al armario cerrado, acerca la oreja a las puertas de nogal, y comenta: "¡Pero este armario está lleno de ratones!" Por eso nadie quiere abrirlo.
FIN



20 commentaires:

  1. Réjouissant... Sais tu si ce texte a d'abord été écrit en espagnol ? Car j'en connais la version traduite de l'italien...

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    1. Je n'en ai aucune idée Kwarkito, j'ai eu beau chercher je n'ai pas réussi à trouver la date de publication de ce conte, ce qui nous aurait mis sur la piste. Ce qui est sûr c'est que la version espagnole a été écrite (traduite?) par lui-même.

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  2. Bravo pour cette fable réjouissante et universelle qu'il est permis d'interpréter de multiples façons.

    La blogosphère, hum..., non, pas la blogosphère littérature !, hum... rien, rien...
    Internet c'est quand même la plus gentille des maisons d'éditions : pas de directeur éditorial, pas de comité de lecture.
    Merci pour citation/dessin El Roto, où sont les immortels ?

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    1. Les Immortels se rient de des critiques, éditeurs et autres...mais qui le deviendra? Comment se fait le tri.... et, oui, tout comme dans le temps des épisodes ou chapitres apparaissaient d'abord dans les journaux, tremplins pour les écrivains, Internet est un bel outil pour tous.

      Bon weekend Christian!

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  3. Excellent.
    Un appel à l'humilité.
    Et préférons la découverte, la curiosité, avec des sourires sur l'étagère au lieu de souris dans l'armoire !

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    1. Oh que j'aime ces sourires sur l'étagère, merci!

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  4. "Des souris et des hommes" ....C'est un conte rafraichissant certes mais qui n'est pas très sympa pour les souris , un peu comme avec les poules dans un poulailler . Euterpe aurait sans doute trouvé à juste raison quelque mot à dire . Une armoire pleine de soldats de plomb m'aurait fait rire aussi . Mais non, suis-je bête la guerre c'est un "vrai" sujet pour "vrais" hommes :)
    Peut-être ce conte a-t-il influencé les habitants de nos "armoires" actuelles que sont Twitter ou Facebook ,
    ou encore le petit monde des souris de laboratoires des émissions de télé-réalité ??
    Il y aurait tant à dire sur le manque d'humilité et de discrétion de notre époque ....
    Merci pour cette amusante traduction Colo et très bon week-end ensoleillé.

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    1. Bonjour Gérard, plusieurs lectures possibles en effet...je ne m'étais pas arrêtée sur la misogynie possible vu le sexe unique de la souris...à quand "le souris"??? Une armoire pleine de cafards aurait également fait l'affaire je crois.

      Tant à dire, vous avez raison, sur cet étalage permanent et vraiment inintéressant...
      Excellent weekend à vous aussi, je surveille le mûrissement des tomates!

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  5. Ah mais Gérard, j'ai réagi comme vous, et je me suis amusée un peu :

    Les poupons (pastiche)

    C'est une grande armoire en bois de noyer, simple, verticale, à la fois lourde et élégante, presqu'un symbole de la digne stabilité; d'autre part elle est toujours fermée. À l'intérieur, l'armoire est divisée en petites étagères, et sur chacune vit un écrivain; en réalité ce sont les vieux poupons qui se transformèrent en écrivains par l'action seule de l'inaction, de l'obscurité et de l'ennui. Pour cette raison ils portent tous des vêtements colorés, souvent les costumes d'une région ou d'une province, et la tête légèrement disproportionnée par rapport au corps, trop plate, trop en pointe ou simplement trop volumineuse; sauf un poète qui l'a très petite, ce qui fait beaucoup rire les autres, comme si avoir la tête petite était plus drôle que de l'avoir grande.
    De toute façon, et comme l'armoire ne s'ouvre jamais, et les étagères ne permettent d'autre communication que l'habituelle entre prisonniers, à l'aide de petits coups frappés suivant un système conventionnel, peu à peu toutes les oursons se sont consacrés à la littérature, et devinrent ainsi romanciers, poètes, critiques littéraires, critiques de théâtre et consultants d'édition. Là-dedans tout est tambourinage continu: chacun veut faire entendre aux autres ses propres œuvres. Mais celles-ci sont, inutile de le dire, des œuvres de poupons. Il y a le romancier à lunettes qui après dix ans de travail parvint à écrire ce roman, intitulé Grève: ”Il faisait froid. Les ouvriers faisaient la grève. Sur le plus froid le plus jeune mourut de grève”. Il y a le dramaturge d'avant-garde qui chaque année présente la même comédie en un acte, intitulée L'autre: ”ANA: Donne-moi un baiser, Edgardo. EDGARDO: Je ne peux j'en aime un autre”.
    Il y a le type théâtral qui chaque semaine rédige son verdict: “ Brave la breva dans le rôle de Briva”. Et il y a le poète à petite tête, le plus prolifique de tous, qui une fois par mois refait, changeant la rime, la même lyrique:
    Pauvres
    les
    Pauvres.
    Dans l'obscurité, convaincus de leur importance, les poupons à la tête disproportionnée bougent, prennent des postures, menacent les gouvernements étrangers si ceux-ci voulaient continuer à persister dans l'erreur, et passent le jour entier à transmettre leurs propres compositions. En vain, car aucun ne veut écouter ce qu'écrivent les autres, et d'autre part ils n'emploient pas tous le même système conventionnel de petits coups, ainsi leurs efforts tombent inexorablement dans le vide. Parfois quelqu'un s'approche de l'armoire fermée, approche l'oreille des portes en noyer, et commente: “Mais cette armoire est pleine de souris!” C'est pour cela que personne ne veut l'ouvrir.

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  6. Correction au paragraphe 2, trop vite relu : " tous les poupons se sont consacrés à la littérature..."

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    1. Merci Tania , ça fait du bien de ne pas se sentir seul à penser ainsi .En effet je me demande s'il n'y a pas plus de "poupons" que de poupées qui "se la pètent" et si les souris que l'on entend en s'approchant de l'armoire ne seraient pas plutôt des rats . :) :) :) !
      Mes deux soeurs avaient des poupées mais aussi ce qu'elles appelaient des "baigneurs" dont elles se servaient joyeusement pour imiter les "hommes" de la famille , moi y compris. C'était très révélateur !!
      Ca a rendu certains d'entre nous un peu plus humbles . J'en ris encore...

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    2. Merci à vous deux pour ces commentaires, cette réécriture, où poupons et poupées se rejoignent!:-)

      Je me demande quand même si, à l'époque de Wilcock, dans les années '50 donc, il y avait beaucoup de femmes dans ces milieux-là, et si donc la moquerie les vise particulièrement..en fait, j'en doute. Mais à chacun...
      Excellente journée, rigolons, surtout rigolons.

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    3. "y en cada uno de estos estantes vive una escritora" : c'est ce féminin-là (écrivaine) qui m'a frappée d'abord, puisque jusque il y a peu, c'était le masculin (grammatical, comme disait JEA) qui exprimait "l'universel" (peu importe le sexe des souris, en l'occurrence). J'y ai senti comme une résurgence du mépris pour les bas-bleu. Cela dit, la moquerie vaut pour tous et toutes les plumes pédantes, cela va sans dire. Bonne fin de journée, Colo.

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    4. Pour te donner une idée du personnage, le poète-journaliste et critique argentin Daniel Freidenberg le définit comme un “intelectual huraño,inteligente y perfeccionista, lúcido y sarcástico hasta la crueldad” (intellectuel bourru, intelligent et perfectionniste, lucide et sarcastique jusqu’à la cruauté).
      De fait en fin de vie il était devenu carrément misanthrope. Alors toutes les interprétations sont ouvertes chère amie.
      Bonne soirée, un beso.

      .

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  7. Une satyre assez amusante... j'ai beaucoup aimé en tout cas. On peut en effet reconnaître certaines de ces souris de temps à autre dans les cliques de dames de plume.

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    1. Ah, j'imagine que tu connais un peu ce monde toi, Edmée...peut-être un jour un billet dans le style?
      Merci, bonne journée.

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  8. C'est très drôle .. ce serait intéressant de savoir ce que l'auteur avait dans la tête en se moquant de cette manière. Le milieu littéraire seulement ? les femmes ? Les souris mentionnées en dernier, c'est une expression utilisée souvent de manière péjorative. Ou alors symboliser leur enfermement ? dans les années 50 c'est sûr qu'elles étaient reléguées sur des étagères. (j'admire la créativité de Tania et Gérard).

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    1. Bonjour Aifelle, une chance oui, d'avoir des commentateurs si talentueux!
      Wilcock se moque, tourne en dérision tous et toutes, souvent un humour noir et cruel..et une grande imagination qui se voit plus dans ses romans.
      Oui, c'est drôle, enfin je l'ai aussi perçu comme tel.
      Bon weekend à toi, à demain chez toi!

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  9. Ces souris de la fin du conte s'imaginent sans problème...femmes? Une fois la porte de l'armoire fermée comment savoir si ce sont des femmes?
    En costume régional...tiens tiens...N'y aurait-il que les hommes et la capitale pour échapper à cette satyre?

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    1. Des questions sans réponse Maïté...on peut interpréter ce texte de plusieurs façons comme tu as pu le lire, je ne vais pas trancher bien sûr.
      Oui, ces costumes régionaux font sourire...critiques tous azimuts!
      Bonne journée!

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